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AU COMMENCEMENT ÉTAIT…Une nouvelle histoire de l’humanité


David Graeber, David Wengrow,

Editions Les Liens qui Libèrent, 2021


Au commencement était l’homme chasseur cueilleur. Rousseau considérait qu’il était fondamentalement bon, et que c’est l’agriculture et le développement des villes qui l’a perverti. Hobbes lui pensait que l’homme est fondamentalement égoïste et que les organisations hiérarchiques et contraignantes ont permis d’éviter « la guerre de tous contre tous ». Quoi qu’il en soit, l’histoire qui nous est raconté, c’est que l’homme s’est sédentarisé dans des communautés, a développé l’agriculture et avec elle la propriété privée, a construit des villes et que de cette évolution, il a résulté, inévitablement, la création d‘un État autoritaire, d’une hiérarchie et des inégalités, mais aussi des guerres, de la bureaucratie, du patriarcat et de l’esclavage.

« Ni la version rousseauiste, ni la version hobbesienne ne nous paraissent satisfaisantes pour rendre compte de la trajectoire de l’humanité ….elles sont tous simplement fausses ….dans ce livre, nous voulons tenter d’ébaucher un autre récit plus optimiste, plus captivant et plus cohérent avec ce que nous ont appris les dernières décennies de recherches scientifiques »

David Graeber était anthropologue (il est malheureusement décédé en septembre 2020 juste après la fin de la rédaction de l’ouvrage). On lui doit plusieurs ouvrages remarqués : Dette : 5000 ans d’histoire, Bureaucratie (voir chronique) ou Bullshit Jobs (voir chronique). David Wengrow est archeologue.

Au commencement était…, est le fruit de dix années de travail de ces deux scientifiques. Ils ont analysé les travaux archéologiques et anthropologiques les plus récents pour comprendre comment se sont faites les évolutions de la civilisation dans différentes parties du monde. Et ils mettent en évidence, que pour passer des chasseurs- cueilleurs à l’Etat moderne, il y a eu au cours de l’histoire un « carnaval de formes politiques » et « d’expérimentations sociales audacieuses ». Ils nous font ainsi découvrir de multiples formes d’organisation, certaines beaucoup moins hiérarchiques que l’Etat moderne et qui ont perduré très longtemps. 


« Prenez les villes. On a longtemps pensé qu’elles marquaient une sorte de point de non-retour historique : une fois le pas franchi, et s’ils tenaient à éviter le chaos (ou la surcharge cognitive), les hommes devaient renoncer pour toujours à leurs libertés fondamentales et se plier aux décisions de bureaucrates anonymes, de prêtres rigoristes, de rois protecteurs ou de politiciens va-t-en-guerre……Outre qu’elles n’ont aucun fondement psychologique solide, ces interprétations sont contredites par la recherche archéologique. De nombreuses villes à travers le monde ont d’abord été des expériences civiques de grande envergure, bien souvent
exemptes de la hiérarchisation administrative et de l’autoritarisme attendus ».

Les auteurs nous font aussi découvrir que la pensée occidentale du « Siècle des Lumières » a été largement influencée par les amérindiens qui étaient très en avance dans leur organisation politique quand les européens les ont « découverts ». « La critique indigène, qui posait toutes sortes de questions fondamentales sur l’argent, la foi, le pouvoir héréditaire, les droits des femmes ou encore les libertés individuelles a exercé au 18 ième siècle une influence considérable sur plusieurs grandes figures du siècle des lumières » A travers leurs échanges poussés « Indiens d’Amérique et Européens étaient d’accord sur un constat : les premiers vivaient dans des sociétés fondamentalement libres ; les seconds en étaient très loin » . Si elles n’avaient pas été complètement détruites par la colonisation européenne, les civilisations amérindiennes auraient eu beaucoup à nous apporter.

Reste une question essentielle que se posent les auteurs : la victoire de l’État moderne sur d’autres types d’organisation était-elle inéluctable : « Pourquoi Homo Sapiens, qui passe pour le plus sage des grands singes, a-t-il laissé s’installer des systèmes inégalitaires rigides et permanents après avoir monté et démonté des structures hiérarchiques pendant des millénaires ?»

A travers les histoires de civilisation qui ont existé à Taosi en Chine ou à Teotihuacan au Mexique, en Amazonie ou en Turquie, les auteurs nous montrent des cas où des Sapiens ont œuvré à contre-courant de la tendance à une structuration forte. « Nous aurions pu développer des conceptions complétement différentes du vivre ensemble… l’asservissement de masse, les génocides, les camps de prisonniers, le patriarcat et même le salariat auraient pu ne jamais voir le jour » , regrettent les auteurs .

En lisant cet ouvrage, certains pourront retrouver une vision « anarchiste » qui ne surprend pas quand on connait les engagements de David Graeber. Mais l’ouvrage n’est en rien un livre moraliste : il a pour but de montrer la formidable créativité des hommes pour vivre ensemble au cours de l’histoire de l’humanité. Les auteurs documentent de manière très scientifique qu’il y a eu dans le passé des organisations politiques tout à fait viables complétement différentes de ce que nous connaissons aujourd’hui.

Ils concluent donc qu’il ne faut pas renoncer à réinventer nos libertés et nos modes d’organisation sociale : « il existe une autre manière de voir les choses : les possibilités qui s’ouvrent à l’action humaine aujourd’hui même sont bien plus vastes que nous ne le pensons souvent »

Un livre très riche qui a, au minimum, le mérite de déconstruire un certain nombre de postulats, comme celui de l’incompatibilité de la « civilisation » et de la « complexité » avec les libertés humaines « Nous y voyons plus clair parce que nous savons maintenant que nous sommes face à des mythes »

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