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TCHERNOBYL PAR LA PREUVE


Vivre avec le désastre et après

Kate Brown, Actes Sud, 2021.

 

Quand on regarde les documentaires sur Tchernobyl, le message officiel fait état de 54 morts et de quelques milliers d’enfants qui auraient contracté un cancer de la thyroïde. "54 morts, c’est tout ?" s’est demandé l’historienne Kate Brown. Connaissant la région de Tchernobyl pour y avoir travaillé dans les années 80 pour sa thèse de doctorat d’histoire, elle y est revenue entre 2014 et 2018 pour un travail de terrain et l’exploration des archives. Au global, ce sont 27 fonds d’archives qu’elle a consultés, tant en ex- URSS, qu’en Europe et aux Etats Unis.

"Pour m’assurer que les choses stupéfiantes que j’exhumais de ces archives étaient exactes, j’ai taché de recouper les informations, notamment en m’entretenant avec une trentaine de scientifiques, de médecins, mais aussi de civils dont l’expertise découlait de leur confrontation directe aux conséquences des catastrophes nucléaires, et en allant dans les usines, les instituts, les forêts et les zones marécageuses des territoires contaminés."

La combinaison de témoignages, de visites de terrain et d’extraits d’archives en font un livre passionnant qui, au-delà de la sécheresse des chiffres, donne corps à la catastrophe et à ceux qui l’ont vécu. 

Elle nous montre ainsi qu’au-delà de l’aspect instantané de l’accident -  bien rendu par la série CHERNOBYL-  l’accident nucléaire, qui s’est combiné à des dizaines d’années de test d’armes nucléaires, « a touché des millions de personnes et provoqué un ensemble de réactions relativement complexe ».

Elle s’intéresse dans un premier temps à ce qui est arrivé aux personnes chargées de l’évaluation de la catastrophe et de la « liquidation » immédiate des effets du rayonnement qui s’échappait dans l’atmosphère. Ce sont ceux dont on parle le plus souvent et dans lesquels on retrouvent les 54 morts officiels.  

Elle nous décrit ensuite des évacuations pour le moins mal maitrisées : « La plupart des 44000 habitants évacués de Pripiat au lendemain de l’accident avaient été déplacés dans des zones où le niveau de contamination, à leur arrivée, étaient supérieurs à ceux de la ville qu’ils venaient de fuir »

Elle se penche ensuite sur les habitants oubliés des zones contaminés qui ont continué à y vivre – ou survivre- en dépit du manteau radioactif qui les enveloppait. «Peut-être qu’il y a du Tchernobyl ici, mais c’est notre endroit à nous. On s’adapte » .

Ces habitants ont aussi continué à y faire de l’agriculture pour leur consommation propre et pour l’exportation en dehors de la zone.   « Dans un grand périmètre autour de la centrale, le bétail – après avoir passé plusieurs semaines à brouter l’herbe de pâturages saturés de gaz radioactifs et de poussières contaminées – a continué d’affluer vers les abattoirs ukrainiens ». Le chapitre titré «  Des saucisses radioactives pour tous les soviétiques », décrit ainsi comment les autorités ont donné des instructions pour mélanger de la viande radioactive avec de la viande saine pour diluer la radioactivité avant de la diffuser dans toute l’URSS.

Cet effet de dispersion de la radioactivité par le déplacement des personnes et par la diffusion de nourriture venant de territoires contaminés est particulièrement important : «Les scientifiques savent désormais ce que les Soviétiques n’ignoraient pas à l’époque : la majeure partie de la radio exposition due à l’accident de Tchernobyl a été causée par une contamination interne due à l’alimentation »

Elle nous décrit l’écologie et l’histoire des marais de Pripiat qui, après avoir absorbé pendant des années les retombées nucléaires des essais nucléaires militaires soviétiques, étaient un lieu propice pour stocker les retombées radioactives de Tchernobyl : « Ici, contrairement aux risques que nous courons dans nos villes, il est moins dangereux de fouler l’asphalte que de s’aventurer en forêt ».

Du point de vue politique interne soviétique, il y a eu deux temps  : «Jusqu’au milieu de 1989, les problèmes sanitaires induits par l’accident et les niveaux de radioactivité ont fait l’objet d’un black out quasi général dans les médias soviétiques . En revanche les officiels pouvaient parler ouvertement des problèmes de santé dans des documents estampillés «confidentiel». Ces discours libres, c’est  ce que Kate Brown a retrouvé dans les archives une fois déclassifiées.

Après la chute du mur de Berlin et la chute de l’URSS, il y a eu une ouverture beaucoup plus large de l’information, déclassification des archives et parfois changement radical de discours : «Les autorités sanitaires se sont donc brusquement dédites : il s’agissait du même ministère parlant des mêmes années, mais les chiffres étaient différents ».

En matière médicale, l’expertise internationale était basée essentiellement sur une étude réalisée 5 ans après Hiroshima sur 200 000 personnes, la Life Span Study. Et la doctrine communément admise était qu’il n’y avait pas d’effet avec une exposition à de faibles doses. Ce qui arrangeait bien les autorités soviétiques.  Travaillant autour de Tchernobyl, les médecins de terrain soviétiques ont constaté tout autre chose, à savoir un impact significatif sur la santé pour des gens qui n’avaient été exposés qu’à des faibles doses. Il a fallu plusieurs années pour que les scientifiques et médecins occidentaux se rendent à l’évidence de l’existence d’un impact.

Ces découvertes de l’impact des faibles doses représentaient des enjeux énormes pour les puissances nucléaires «poursuites, responsabilité, charge morale et financières de millions de citoyens radio exposés ». D’autant que le sujet ne concernait pas que le nucléaire civil, mais aussi les essais nucléaires militaires : «l’histoire déclassifiée des essais nucléaires montre que les dirigeants ne se souciaient pas et ne se sentaient pas responsables des dégâts causés par l’explosion de l’équivalent de 29 000 bombes d’Hiroshima ».

Ce qui explique en partie la manière dont les agences internationales ont géré la catastrophe «Etant donné le volume de preuves, il est incroyable qu’on ait continué à affirmer pendant plus de trente ans que les problèmes sanitaires causés par Tchernobyl étaient minimes».

Au-delà de cette désinformation organisée au niveau mondial, le plus important c’est que « sous-estimer les destructions causées par Tchernobyl nous a laissés mal préparés pour la catastrophe suivante » .

C’est ainsi qu’en 2011, “quand la centrale de Fukushima a été frappée de plein fouet par un tsunami, les dirigeants japonais ont réagi de manière étrangement similaire à celle des leaders soviétiques en 1986. Ils ont massivement sous-estimé l’ampleur de la catastrophe – la fusion de trois réacteurs –, ils ont envoyé des pompiers sans équipement de protection dans des champs de radioactivité très élevés et n’ont intentionnellement pas informé la population des niveaux de radiation”. Puis ils ont dissimulé l’ampleur de la catastrophe, comme les dirigeants soviétiques l’ont fait pendant quelques années.

La conclusion de cette enquête, c’est que nous avons globalement besoin de ne plus nous voiler la face devant les risques du nucléaire  : « Il est temps de poser de nouvelles questions qui bénéficieront à tous ceux qui reçoivent des doses chroniques de radiation d’origine anthropique qu’elle qu’en soit la source – la médecine nucléaire et ses traitements, les centrales nucléaires et leurs accidents, les armes atomiques et leurs retombées ». Et de construire des solutions de survie basée sur la réalité des faits. Comme nous le dit l’auteur, elle ne voudrait pas, comme les «camarades» soviétiques envoyés pour traiter la catastrophe de Tchernobyl,  « découvrir trop tard que le manuel dont ma vie dépend n’est qu’un tissu de mensonges ».

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