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MANIÈRES D’ÊTRE VIVANT


MANIÈRES D’ÊTRE VIVANT
Baptiste Morizot, Editions Actes Sud, 2020


Le point de départ de la réflexion du philosophe qu’est Baptiste Morizot, c’est « l’hypothèse que la crise écologique actuelle, plus qu’une crise des sociétés humaines d’un côté, ou des vivants de l’autre, est une crise de nos relations au vivant ». Nous sommes dans une crise de la sensibilité, ou le monde vivant est sorti « du champ de l’attention collective et politique, en dehors du champ de l’important ».
Pour sortir de cette crise, il va falloir « accepter notre identité de vivant, renouer avec notre animalité pensée ni comme une primalité à surmonter, ni comme sauvagerie plus pure, mais comme un héritage riche à recueillir et à moduler… accepter notre destin commun avec le reste des vivants ».
Pour faire avancer la réflexion, Baptiste Morizot nous propose un ensemble de 4 textes aussi divers que la diversité du vivant comme le souligne Alain Damasio dans la postface : «  l’observation intense et scientifique du terrain ( passer de l’autre côté de la nuit ) ou le récit d’aventures proche du thriller écologique que délivre la chronique du pistage des loups ( une saison chez les vivants ) , la lecture affûtée des grands penseurs ( cohabiter avec ses fauves) ou le test d’une hypothèse géniale et la fiction d’un rituel ( les promesses d’une éponge) ».
 

« Une saison chez les vivants » nous emmène dans le monde des loups en hiver. L’auteur skieur de randonnée non seulement piste les loups pour comprendre leur mode de vie, mais a aussi appris à hurler comme les loups. Sous forme de courts chapitres, il nous raconte ses aventures d’échange avec les loups en tirant chaque fois des réflexions philosophiques sur cette enquête qu’il mène sur les loups. C’est cette enquête diffuse, vécue, ouverte à tous, branchée sur le sensible, qu’il faut réactiver envers le vivant, et pas une sensibilité romantique et mystique d’un côté, ni d’un raisonnement d’allure scientifique, réductionniste, confisquée par les experts, qui n’est qu’un cache –sexe de l’extractivisme.
 

« La promesse d’une éponge » nous rappelle que « notre besoin en sel est un héritage secret de notre long passé aquatique » car notre lointain ancêtre, « le premier animal vivant dans la mer était une éponge ». À partir de ce constat, l’auteur mène une réflexion sur la gratitude que nous devrions avoir envers toutes les formes de vie qui nous ont chacune apporté quelque chose. Il faut arrêter de « brûler la bibliothèque de l’évolution » en détruisant la biodiversité. « On ne brûle pas simplement tout ce qui est arrivé, mais tout ce qui pourrait arriver ». Et il nous faut développer le culte des ancêtres pré-humains « car ils ont été bien plus nombreux et bien plus généreux envers nous de toutes les puissances corporelles, mentales, affectives et vitales qui nous font, que ces quelques arrière-grands-parents qui nous ont légué un nom de famille, une montre en or, une maison de campagne ou un lopin de terre »
 

« Cohabiter avec ses fauves », nous livre une réflexion plus philosophique basée en grande partie sur l’éthique diplomatique de Spinoza. La morale occidentale traditionnelle nous représente comme esclaves de nos passions, passions qui sont souvent qualifiées d’animales. Il nous faut donc dompter ces passions. C’est la morale du cocher. L’éthique de Spinoza se refuse à cette position surplombante : « l’éthique ne consiste plus à s’élever fièrement au-dessus de l’animal en soi, mais d’une certaine manière à être l’animal que nous sommes ». C’est une morale du diplomate qui consiste à « fortifier le loup blanc sans mater le loup noir ». « La discipline exigeante de l’éthique diplomatique revient, quant à elle à trouver, former et fortifier en nous des désirs émancipateurs tellement ardents, tellement irrésistibles, qu’ils pourront se substituer sans effort aux passions toxiques qui nous rendent malheureux et malsains ».
 

« Passer de l’autre côté de la nuit » nous parle de l’expérience de l’auteur d’un programme de recherche qui s’attache à comprendre l’éthologie nocturne des loups au contact des troupeaux en utilisant une caméra thermique. Et ce que montre ce travail, c’est que « les relations entre loups, troupeau, chiens de protection et humains sont infiniment plus riches que ce que l’on croyait, l’acte de prédation lui-même n’étant que « la partie émergée de l’iceberg » . Dans ce texte « enquête au grand air au contact des loups, des brebis, des bergers, des ciels nocturnes et des prairies », l’auteur tente d’ébaucher les contours d’une politique des interdépendances. Il ne faut jamais oublier l’inséparabilité des acteurs et accepter « la complexité de ce qui se joue sur ces territoires et de chercher le bénéfice des deux belligérants ». Ce souci des interdépendances est aussi un souci de
nous-même : « Le souci politique des interdépendances écologiques n’est pas qu’une stratégie pour réagir à la crise écologique systémique, c’est aussi l’expérience d’une autre réponse à la question de savoir qui nous sommes, c’est-à-dire de qui nous sommes faits ».
 

En conclusion de l’ouvrage, l’auteur nous propose de nous inspirer des relations « politiques » qu’entretiennent les cultures animistes avec les animaux, les végétaux, et les milieux. «Dans les cultures animistes, l’invariant de ces relations, ce qui les caractérise, ce n’est pas l’égalitarisme abstrait, c’est qu’elles exigent toujours des égards, même à la chasse pour tuer et manger un singe, même avec un animal dit nuisible, avec un framboisier ou un bosquet d’arbres sauvages dont on n’a pas l’usage. Voilà ce que l’on a perdu et nié avec le dualisme moderne tardif ». Il plaide donc pour retrouver une forme de cosmopolitesse : « il s’agit de retrouver et d’inventer les égards ajustés envers les autres formes de vie qui font le monde, d’être enfin un peu cosmopoli ».
Alternant récit et analyse philosophique, multipliant les points de vue, c’est un ouvrage ou l’auteur met la vie au cœur de la pensée. 

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