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L’esprit malin du capitalisme


L’intention de l’ouvrage de Pierre Yves Gomez est de répondre à toutes les personnes qui considèrent que « l’homme est un être nuisible qui a dévasté la planète ». Face à cette vision fataliste d’un homme prédateur imbécile, il se propose de « s’interroger sur les conditions matérielles dans lesquelles sont placés les êtres humains contemporains pour agir et pour travailler ».

L’’objet de son ouvrage, qui se lit (presque) comme un roman policier, est de mettre en évidence que si les humains se comportent de cette manière, c’est qu’un système économique et social les y encourage. « L’encouragement est doux, malin, apparemment sans exigences claires sinon de continuer à bâtir ce monde déraisonnable » . Pierre Yves Gomez nous raconte ainsi comment en 50 ans le capitalisme d’accumulation, basé sur l’économie réelle, s’est transformé en un capitalisme spéculatif basé sur des promesses d’un futur mythique.

Un point de départ objectif de cette transformation, c’est le fait qu’à partir des années 1970, d’abord aux Etats-Unis pour financer les retraites puis, de proche en proche dans tous les pays développés, l’épargne des ménages a été orientée vers les marchés boursiers.

Les grandes entreprises ont pu ainsi lever des fonds et s’endetter davantage. Pour garantir ces dettes, les entreprises se devaient d’augmenter leurs capitaux propres et donc dégager du profit. C’est ainsi qu’une course se mit en place pour dégager, d’une manière ou d’une autre, les résultats financiers élevés demandés par les organismes financiers qui avaient promis aux épargnants des niveaux de rendements importants.  La « valeur pour l’actionnaire » n’est donc pas seulement une idéologie portée par les économistes de « l’école de Chicago » : c’est une conséquence du financement massif des entreprises par des fonds qui font eux-mêmes à leurs clients (retraités, épargnants) des promesses de valorisation de leur patrimoine.

Pour trouver de nouvelles sources de profits permettant de valoriser ces capitaux (et donc garantir leurs dettes), les entreprises se lancèrent dans une course à l’innovation, innovation qui n’a pas forcément de lien avec les besoins sociétaux. En effet il y a besoin pour chaque entreprise, de trouver des débouchés à des capacités de production gonflées par l’afflux de capitaux.

On se retrouve donc avec une situation inversée « Au lieu que la finance soit au service de la production des entreprises, c’est l’inverse qui se produit : l’activité de l’entreprise est tirée par les attentes de la finance »

C’est une situation typiquement spéculative qui ressemble à une fuite en avant : l’ensemble des acteurs « attendent de l’Avenir des conditions économiques si différentes du présent qu’elles changeront radicalement la valeur des choses. Elles permettront alors d’absorber des dettes consenties pour produire un tel futur ».

Cet esprit d’obligation de rendement et de spéculation a petit à petit percolé dans tous les secteurs de la société : le terme « capital » a envahi la société toute entière. Le travailleur a un capital humain, dont il est censé maximiser les potentialités.  Le consommateur est encouragé à calculer son « capital » émotionnel, son « capital » santé pour estimer comment tel produit ou tel service peut le faire fructifier. « Dans tous les domaines de la vie sociale, les ratios, les notations et les classements se sont mis à proliférer ».

Il se crée ainsi dans la société toute entière un système de comparaisons concurrentielles qui oriente les actions de tous les jours et génèrent un perpétuel mouvement « Ne pas changer d’opinion, d’entreprise, de sexualité ou de smartphone fait courir le risque de déprécier son capital individuel en limitant ses possibles et les chances que l’Avenir promet ».

Pour que le mécanisme spéculatif fonctionne, il faut que tout le monde partage la même espérance quant au futur. Parfois les spéculateurs doutent, et l’on rentre dans une crise. Dans ces cas-là, « on élimine quelques poches de dettes vraiment insolvables. On se promet de réformer la finance… la confiance revient. Et le capitalisme spéculatif repart pour une nouvelle période d’euphorie »

Ça a été le cas après la crise de 2007-2008 : la « nouvelle frontière » qui a permis de relancer la machine économique après la crise, c’est le numérique. Dans les industries traditionnelles, le numérique est la base d’une nouvelle course à l’innovation qui permet de faire des paris sur les profits futurs. Mais la digitalisation c’est aussi le développement de l’industrie numérique proprement dite avec des entreprises qui deviennent des stars du capitalisme spéculatif « Clairement en rupture avec le capitalisme accumulatif, elles comptent sur l’Avenir et affirment que leur activité est potentiellement révolutionnaire, donc qu’elles seront profitables à terme après avoir détruit les modèles d’affaires actuels ».

Le système peut poursuivre son déploiement tant que tout le monde croit que sa poursuite produira un avenir radieux. Et pourtant, les dettes qui s’accumulent, les promesses qui ne se réalisent pas, le manque de sens et les efforts demandés pour des résultats incertains, tout cela invite au doute : « A la liste des doutes qui s’allongent, l’esprit malin du capitalisme répond méthodiquement par un mélange de réalisme, d’enthousiasme, de recours à l’optimisme et à la science-fiction, pour fonder la confiance souveraine en l’avenir comme l’unique voie du salut ».

L’analyse de Pierre Yves Gomez est extrêmement éclairante pour comprendre le monde d’aujourd’hui : finalement ce n’est pas une idéologie qui nous guide, mais une erreur de base datant des années 70 qui nous a fait rentrer dans un système économique et social spéculatif qui nous conduit à une fuite en avant destructrice.  Et le pire est peut-être que personne ne dirige cela consciemment : le système s’auto-engendre à partir de la somme des actes individuels en milieu compétitif.

L’objet de l’ouvrage étant de raconter le mécanisme du « capitalisme malin », l’auteur ne donne que peu de pistes pour une sortie de cette spirale destructrice :  il nous fait toutefois part de tous ces « honnêtes gens » qui s’obstinent à faire autrement que ce que le capitalisme spéculatif leur demande de faire. Et il se propose dans un prochain ouvrage de nous donner à voir tout ce travail souterrain qui offre peut-être « la possibilité d’une émancipation ».

Pierre Yves Gomez, Editions Desclée de Brouwer, 2019

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