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CARBON DEMOCRATY Le pouvoir politique à l’ère du pétrole


Timothy Mitchell,

Éditions de la Découverte, 2013

 

La thèse défendue par Timothy Mitchell est que les énergies carbonées (le charbon puis le pétrole) ont joué un rôle essentiel dans la définition des contours des régimes démocratiques depuis 150 ans.

L’auteur se penche d’abord sur le charbon pour montrer que « les univers sociotechniques construits à partir de la formidable énergie du charbon présentaient une vulnérabilité particulière et que c’est le mouvement des réserves concentrées d’énergie qui ont fourni les moyens d’élaborer des revendications démocratiques efficaces ». Autrement dit, l’organisation de l’exploitation du charbon rendait possible pour quelques travailleurs, s’ils agissaient au bon endroit, d’interrompre les flux énergétiques. Grace à de grandes grèves générales, le « sabotage » de l’approvisionnement en charbon a ainsi permis de faire avancer les revendications touchant les salaires, les conditions de travail, les horaires ou les dispositifs assurantiels, en Europe comme aux États-Unis à la fin du 19 ième siècle.

Pour le pétrole, le mode d’exploitation initial a permis le même genre d’action des travailleurs. Le puits de Bakou a été le fer de lance de la révolution russe de 1905 et Staline jeune était travailleur du pétrole.

Mais très vite, que ce soient les Britanniques au Moyen-Orient ou les Américains sur leur territoire, les compagnies pétrolières organisent les flux pétroliers de façon à pouvoir contourner les blocages ouvriers, et ainsi empêcher de faire de la condition des travailleurs du pétrole au 20 ième siècle le sujet d’un débat démocratique. De plus, contredisant la vision d’un pétrolier héroïque qui se bat pour fournir tout le pétrole qu’il peut, Timothy Mitchell nous montre que « les compagnies pétrolières se sont alliées pour retarder l’émergence d’une industrie du pétrole au Moyen Orient », de façon à organiser la rareté.

Le « sabotage » est ainsi passé des mains des ouvriers du charbon aux compagnies pétrolières, qui ont privatisé la gestion de l’offre et de la demande.

Après la première guerre mondiale, dans un monde d’empires et de colonialisme, face aux revendications démocratiques dans les pays colonisés - surtout ceux possédant des ressources pétrolières - les pays occidentaux et leurs compagnies pétrolières ont organisé « le consentement des gouvernés ». « Les puissances européennes se réclamaient d’un mandat pour civiliser la population indigène et d’un mandat pour gouverner celle-ci dans l’intérêt de la civilisation. Par intérêt de la civilisation, il faut entendre les intérêts économiques de l’Occident, c’est-à-dire bien souvent des compagnies pétrolières occidentales ».

À partir de 1946, le conflit avec l’Union soviétique pour le contrôle de concessions en

Iran, permet de développer un autre argument pour étouffer les velléités démocratiques : c’est la guerre froide. Le pétrole a été requalifié par le pouvoir politique américain comme bien stratégique, ce qui donne au président des Etats-Unis une grande latitude d’action, notamment au Moyen Orient. L’ouvrage décrit ainsi en détail près de 70 ans d’évolutions politiques et de conflits (parfois soigneusement entretenus par les Etats-Unis) dans la zone. Il décrit aussi la montée de l’islamisme sur lequel paradoxalement les américains vont s’appuyer (ou tout au moins « faire avec ») pour garder la mainmise sur le pétrole du Moyen

Orient.

Une autre thèse développée dans l’ouvrage est que l’abondance du pétrole a permis la montée en puissance d’une théorie économique de la croissance illimitée, qui a transformé

« les individus en travailleurs dociles et en bons consommateurs » « les nouveaux modes de calcul rendus possibles par un pétrole abondant ont aussi permis l’apparition de nouvelles méthodes d’administration de la vie collective fondées sur un principe nouveau, la croissance économique illimitée ». « C’est ce que nous appelons aujourd’hui l’économie », économie qui a complétement occulté les problèmes de l’épuisement des ressources et du changement climatique.

On peut regretter que l’auteur soit parfois difficile à suivre dans ses raisonnements en raison de trop nombreuses digressions, ce qui rend l’ouvrage moins percutant qu’il aurait pu être.

Toutefois, il a le mérite de revisiter les 150 dernières années à la lumière de l’impact des ressources carbonées (charbon et surtout pétrole) sur la démocratie et de bien nous montrer que le pétrole n’a pas vraiment été un facteur de progrès démocratique.

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