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RENDRE LE MONDE INDISPONIBLE


Hartmut Rosa, Editions La Découverte, 2020

Vous rappelez-vous encore cette fin d’automne ou cet hiver de votre enfance où vous avez vu pour la première fois la neige tomber ? C’était comme l’irruption d’une autre réalité. Quelque chose de farouche, de rare, qui vient nous visiter, qui ploie et transforme le monde autour de nous, sans que nous y soyons pour quoi que ce soit, comme un cadeau inattendu. La neige est littéralement la forme pure de la manifestation de l’indisponible : nous ne pouvons pas entraîner sa chute ou dicter sa venue, pas même la planifier à l’avance avec certitude, du moins pas sur la longue durée. Et plus encore : nous ne pouvons pas nous rendre maîtres de la neige, nous l’approprier. Quand nous la prenons en main, elle nous glisse entre les doigts, quand nous la rapportons à la maison, elle fond et, si nous la plaçons dans le congélateur, elle cesse d’être de la neige.

Cet exemple de la neige qu’utilise Hartmut Rosa en introduction de son ouvrage illustre très bien à la fois le fond et la forme de son ouvrage. Le fond, car l’exemple nous permet de bien saisir le concept d’indisponibilité qui est la trame de l’ouvrage, et la forme car, tout au long de l’ouvrage, l’auteur passe de concepts philosophiques ou sociologiques à des exemples de la vie courante qui nous parlent, qui « résonnent » pour nous, rendant la lecture très facile.

Sociologue et philosophe, Hartmut Rosa travaille depuis plusieurs années sur divers phénomènes sociaux et psychologiques liés à l’accroissement des dimensions de vitesse et d’accélération au sein de notre monde.   Après « Accélération : une critique sociale du temps » (2005) et « Résonance : une sociologie de la relation au monde » (2016), - Voir une précédente chronique -   «  Rendre le monde indisponible » traite de « la tension irréductible entre la tentative et la volonté de rendre les choses et les événements disponibles, calculables, maîtrisables et l’intuition ou le désir de les laisser simplement se produire en tant qu’ils sont «  la vie », de les écouter puis d’y répondre de manière créative et spontanée ».

En effet, à force de surexploiter les ressources naturelles pour satisfaire nos désirs, de planifier nos existences, de chercher à tout quantifier, bref, à force de mettre le monde à notre disposition, nous pourrions bien en avoir engendré un toujours plus incertain et inquiétant. Dès lors, les mouvements de frustration et de colère « ne tiennent pas à ce qui nous est toujours refusé, mais à ce que nous avons perdu parce que nous en disposons et que nous le dominons ».

Un monde qui serait complètement connu, planifié et dominé serait un monde mort. Ce n’est pas une découverte métaphysique, mais une expérience quotidienne : la vie s’accomplit dans l’interaction entre ce qui est disponible et ce qui, tout en restant indisponible pour nous, nous « regarde » pourtant. Elle se produit en quelque sorte sur cette ligne frontière.

En dix chapitres, Hartmut Rosa parcourt le sujet d’une écriture remarquablement accessible, même si les titres des chapitres et certaines formulations peuvent parfois rebuter. Comme le dit l’auteur lui-même « Cette formulation paraît compliquée, et pourtant les réflexions qui la sous-tendent sont tout à fait simples ».

Dans « Le monde comme point d’agression », il présente une première thèse à savoir que « pour les sujets de la modernité tardive, le monde est purement et simplement devenu le point d’agression. Tout ce qui apparaît doit être connu, dominé, conquis, rendu utilisable ».

Il décrit ensuite « Quatre dimensions de la disponibilité » et aborde ensuite « Le revers paradoxal », que constitue « le recul énigmatique du monde ».

De fait, le combat ubiquitaire pour le pouvoir peut être compris à tous points de vue comme une lutte pour parvenir à disposer du monde et donc pour y accéder : peu importe qu’il s’agisse d’un pouvoir de commandement direct, de ressources économiques, de droits de propriété ou d’autres formes de domination.

Dans les deux chapitres suivants, il met en perspective la notion de résonance abordée dans son précédent ouvrage pour la confronter à la disponibilité et à l’indisponibilité du monde. Rendre le monde disponible, c’est se priver d’une relation résonante avec lui. (« Le monde comme point de résonance » et « Cinq thèses sur la disponibilité des choses et sur l’indisponibilité de l’expérience »).

Il passe ensuite en revue la quête de disponibilité dans les différentes composantes de notre vie quotidienne et les frustrations qu’elle engendre mécaniquement : la naissance, l’éducation et la formation, la trajectoire professionnelle et relationnelle, la numérisation du rapport au monde, l’âge et les soins, la mort, mais aussi la contrainte de l’optimisation dans la vie professionnelle, les logiques de la bureaucratie et de l’équité, la règle de la transparence et l’obligation de rendre des comptes, la marchandisation et la judiciarisation (« Rendre disponible ou laisser advenir ? Le conflit fondamental illustré par six étapes de la vie » et « La mise à disposition comme nécessité institutionnelle : la dimension structurelle du conflit fondamental »).

Dans le chapitre « L’indisponibilité du désir et le désir de l’indisponible », l’auteur constate que pour maintenir du désir, il faut une forme d’indisponibilité : « le désir s’éteint lorsqu’il n’y a plus rien à découvrir sur ou avec le vis-à-vis, si nous maîtrisons et contrôlons toutes ses propriétés, si nous en disposons totalement ». Et il constate que la logique de marchandisation capitaliste et de consumérisme a orienté le désir fondamental de relation en un désir d’objet. Et « parce qu’on peut rendre des objets disponibles de manière sûre et globale, mais pas des modes de relation », nous rentrons dans une spirale de déceptions liées à la disponibilité des objets et d’espoir qu’un nouvel objet nous offrira la possibilité de résonance.

Et dans le dernier chapitre (« Le retour de l’indisponible sous forme de monstre »), il fait le constat que cette volonté de vouloir absolument rendre tout disponible se retourne parfois contre les humains. La disponibilité théorique (maîtrise de plus en plus forte de tous les paramètres de notre vie) se transforme en indisponibilité pratique :  nous n’arrivons plus à maîtriser la complexité des systèmes que nous avons construits « Notre propre quotidien nous paraît devenir indisponible en pratique, et même les experts qui se présentent comme les gardiens de la disponibilité de principe, ne sont pas en mesure de donner ne serait-ce que l’impression de maîtriser les choses par leurs calculs et leurs prévisions ».

Un petit livre très riche dont l’auteur espère qu’il « contribue à expliquer d’où proviennent la frustration et la colère qui s’expriment contre la vie et la société, ainsi que le désespoir que nous inspire un monde qui, pourtant, nous est ouvert et disponible dans une mesure qui n’a pas de précédent historique »

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